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Extrait : 

Dimanche 9 avril 1933     10 heures 45

Rameaux

Hauteurs de Labata

Citadelle-de-Gaule

Ce dimanche des rameaux, les fidèles sont venus avec leur branche de latanier ou de ficus afin qu’ils soient bénis. La messe a bien commencé. La basilique de Labata est bondée. Béatrice ORIBET assiste religieusement à l’office. Profitant du déplacement des fidèles allant prendre la communion, elle longe l’allée nord et sort discrètement de l’église. Arrivée sur le parvis, elle se dirige rapidement vers sa calèche et la conduit à quelques kilomètres plus haut, vers les pitons. Elle a rendez-vous. Un rendez-vous qui lui tient à cœur. C’est le cas de dire.

Ali est déjà sur place. Pour s’occuper, il passe une chamoisine sur sa nouvelle bicyclette. La Châtelaine descend avec grâce de l’attelage. Sa robe pure soie de couleur verte avec des motifs d’une tonalité plus foncée est échancrée sur le devant et les manches sont courtes. Son chapeau en forme de cloche est également assorti à ses chaussures. Une ombrelle en fine dentelle du même coloris la protège des ardeurs du soleil. Pas de bijoux. Seul un camée suspendu à un ruban noir est à son cou.

Tout de suite, Ali observe qu’elle n’a pas de voilette. Il peut admirer à son aise ce visage agréablement doté par la nature. Une chevelure blonde au-dessus d’un petit front. De fins sourcils sur des yeux en amande. Un nez légèrement retroussé sur des lèvres minces et peu charnues. Le sourire qui lui est adressé laisse apparaître une dentition parfaite. Un grain de beauté bien placé sur la joue droite fait ressortir la blancheur marmoréenne de son teint. Un menton en pointe donne une forme plutôt allongée à son visage.

Ali reste pantois, les yeux écarquillés, devant le charme à l’état pur. Elle s’en aperçoit et le taquine d’entrée de jeu :

  • Dans votre éducation, on ne vous a pas appris à saluer une dame ? dit-elle en allongeant la main à hauteur de son visage afin d’y recevoir un baisemain.
  • Mes hommages, Madame… ?
  • Appelez-moi Béatrice, voulez-vous ?
  • Ce que femme veut, Dieu veut.
  • A cause de vous, je n’ai pu assister à la fin de l’office.
  • Vous m’adressez des reproches alors que c’est vous qui m’avez indiqué l’heure de ce rendez-vous !
  • Prenez mon bras et promenons-nous dans ce jardin d’un ami proche. Il n’y a personne qui risque de nous déranger.
  • Si Madame veut bien…
  • Béatrice, mon cher Ali, Béatrice.
  • Mais pourquoi tenez-vous tant à votre anonymat ? Je m’imagine que Béatrice est un prénom d’emprunt pour vous jouer de moi.
  • Il n’en est rien, mon cher Ali. Béatrice est mon vrai prénom.
  • Bien. Comment faire une enquête ou une interview si je ne sais à qui j’ai affaire ?
  • Contentez-vous de vivre l’instant présent, Carpe Diem, mon cher Ali, Carpe Diem. Savez-vous que sur notre île, nous avons près de mille sept cents espèces végétales répertoriées ? Appréciez ces balisiers bicolores (comme toi et moi, se dit-elle), ces hibiscus qui ne durent qu’une journée (comme les journées de bonheur volé, pense-t-elle), ces roses de porcelaine si fragiles (comme moi, se répète-t-elle intérieurement), ces héliconias qui attirent les colibris (comme moi je t’attire, avoue-t-elle en son for intérieur). Tant de beautés ici rassemblées.
  • Je vous l’accorde, ce lieu est idyllique, se contente de dire le journaliste, d’un ton neutre.
  • Ne sont-ils pas magnifiques ces anthuriums hybrides ? ils appartiennent à deux espèces différentes qui donnent ce croisement de toute beauté. Imaginez : vous et moi, quel beau rejeton nous aurions eu ? Un peu comme cet hybride…
  • …Des arums, quoi ! rectifie Ali.
  • Non, pas ce mot-là ! réplique-t-elle d’une voix courroucée.

Ali la regarde. Il constate qu’il y a certains mots qui évoquent chez cette dame des réactions qu’elle a peine à maîtriser. Le rhum par exemple. Ce ne serait pas étonnant qu’elle ait un lien avec des distilleries ou des usines. Subtilement, le journaliste reprend son enquête et essaie de cerner le personnage qui lui fait face. Qui est-elle vraiment ? Il n’est pas dupe de ses mots doux, de sa voix mielleuse, de son attitude charmeuse. Il reste sur ses gardes. Tant qu’il ne connaîtra pas le nom de cette belle inconnue et ses motivations, Ali s’oblige à rester vigilant. Il se sait menacé. Le danger peut venir de n’importe où. Et même sous les traits les plus avenants de cette créature dont il se méfie encore beaucoup.

  • Vous voudrez bien excuser mon ignorance sur le nom de certaines fleurs, dit-il pour se faire pardonner et amadouer son interlocutrice.
  • C’est déjà oublié. Regardez ces broméliacées, sur la gauche, mon cher Ali, ne sont-elles pas merveilleuses ?
  • Ce sont des épiphytes. Elles vivent au crochet des arbres qui les supportent.
  • Vous voulez dire qu’elles sont dans un monde qui n’est pas le leur ? interroge-t-elle non sans malice.
  • Pour ainsi dire, se contente-t-il de répondre.
  • On pourrait faire allusion à quelqu’un qui vit dans un monde qui n’est pas le sien. Ou pour tout le moins, à une personne qui ne se plaît pas dans la société où elle vit. Chez nous, cela peut arriver plus souvent qu’on ne le pense.
  • La richesse et la couleur de peau ne suffisent-elles pas au bonheur ici-bas ? interroge le métis.
  • J’adore votre façon subtile de poser des questions, mon cher Ali.
  • Je crois que le temps menace. Nous n’aurons pas le temps de revenir à la cabane. Abritons-nous dans le creux de ce sablier.

La pluie tombe déjà à grosses gouttes. Les deux promeneurs se dépêchent de se réfugier dans les replis de cet arbre plus que centenaire. L’espace n’est pas bien grand. Elle se recroqueville sous son bras musclé. Il essaie de son mieux de la protéger de l’intempérie. Les corps sont proches. La pluie a mouillé la soie de sa robe qui colle maintenant à la peau, laissant ainsi deviner une poitrine lourde et pleine de promesses. Elle hume avec délectation son eau de toilette. Il perçoit nettement la nuance boisée de son parfum. Chacun peut sentir la respiration de l’autre. Le temps s’est arrêté. Pour mieux se protéger de la pluie, chacun se presse un peu plus l’un contre l’autre. Aucun d’eux ne parle.

Elle est prête à s’évanouir ou à fondre en larmes, elle ne sait pas. Elle ne sait plus. Elle vit l’instant présent. Elle est dans les bras d’Ali. Enfin presque. Comment lui dire ? Comment lui expliquer ?

Il est à côté d’une belle femme qui ne le laisse pas indifférent. Son corps le pousse à être entreprenant. Il sent le terrain favorable. Il devine même une sollicitation de cette beauté ensorcelante. Sa raison le retient de toute action qu’il pourrait ensuite regretter. Ali est encore vigilant. De qui s’agit-il ? Elle a un secret qu’il doit découvrir. Il ne doit pas se laisser aller à des pulsions qui pourraient lui être reprochées. Il y a ce mystère qu’il doit percer. Il voit que la pluie va cesser. Il se racle la gorge et reprend la conversation en disant tout bas :

  • Humm ! Vous ne m’avez pas tout dit...

Elle tourne alors la tête vers lui. Leurs visages sont si proches que leurs nez s’effleurent. Leurs poitrines se touchent. Dans cette promiscuité, leurs bras sont entrelacés. Ils se regardent longuement dans les yeux sans rien dire. Elle admire sa fine moustache bien taillée. Il aperçoit de petites pattes d’oie qui se dessinent aux coins des yeux. Elle voit sa pomme d’Adam qui monte et qui descend, signe d’une excitation compréhensible. Il détaille les fines courbures de son oreille. Elle sent ce corps viril pressé contre le sien. Il ressent sa respiration au va-et-vient de ses seins. Elle détaille ses lèvres charnues qui, savamment utilisées, doivent donner des baisers torrides. Il voit un grain de beauté sur ce cou immaculé qui pourrait être le lieu de nombreux suçons. Elle est prête à s’abandonner. Il se retient pour ne pas franchir le Rubicon. Elle sent une vague de chaleur la submerger. Il ferme les poings sur des bras tout mouillés. Elle puise dans ses dernières forces. Il se fait violence pour se retenir.

Les pensées différentes se bousculent chez l’un et l’autre. La pluie a cessé, mais ils sont encore blottis l’un contre l’autre. Ils ne bougent toujours pas. Il attend. Elle espère.

Finalement, il rapproche sa bouche de son oreille et lui susurre :

  • Je ne sais toujours pas …
  • … Ce n’est donc pas vous ?
  • Je ne comprends pas.
  • Les billets anonymes.
  • De quoi parlez-vous ?
  • Je vous expliquerai après.
  • Après quoi ?
  • Vous le saurez bien assez tôt.

Ali est interrogatif. Qui est cette créature d’apparence humaine ? Il a entendu dans les contes de son enfance que des monstres se transformaient en belles femmes pour ensorceler les héros et prendre le pouvoir sur eux. Mais on n’est pas dans un rêve. Le corps qui est si étroitement collé contre lui est bien celui d’une femme en chair et en os. Pas celui d’une diablesse ou d’un Soukougnan. D’ailleurs, il l’a déjà rencontrée à plusieurs reprises, et en plein jour. Il l’a vue marcher devant lui. Elle n’avait pas de pieds de bouc. Il sait que la tradition veut que ces vampires ne se font voir que la nuit. Donc, c’est bien une femme. Mais qui ?

Ali reprend sa sempiternelle question :

  • Voudriez-vous m’indiquer votre nom ?
  • Si je vous le décline, pourrai-je garder votre amitié ?
  • Je …, je ne sais pas…
  • …C’est plutôt oui ou c’est non ?
  • Allez, c’est… Humm ! Que dois-je dire ?
  • Dites oui, je vous en prie.
  • Allez, bon ! Va pour oui, dit-il d’une voix de condamné à mort.
  • Béatrice …
  • … oui, mais encore ?
  • Vous insistez ?
  • Je vous le demande humblement.
  • Je vous le dirai, mais rappelez-vous que vous m’avez promis votre amitié.
  • Votre nom ? demande Ali, toujours à voix basse, mais sur un ton ferme.
  • Béatrice ORIBET.

A peine a-t-il entendu ce patronyme qu’il s’est projeté à l’extérieur du tronc. Sonné, interloqué, assommé, Ali se prend la tête entre les deux mains. Il réalise enfin pourquoi cette femme ne voulait pas avouer son nom. En effet, le prénom Béatrice lui disait vaguement quelque chose, mais il n’arrivait pas à la resituer. Maintenant, il sait. Il est en présence de la Châtelaine. Elle lui demande son amitié. Que dire ? Que faire ?

Voyant sa réaction, Béatrice comprend que ce ne sera pas l’idylle espérée avec ce beau mulâtre.

Elle fond en larmes.

Ali la laisse pleurer. Quand elle reprend ses esprits, Ali l’invite à quitter le jardin et à s’asseoir sur un des bancs de la cabane. Il veut des explications. Voyant que ses espoirs se sont envolés, la Châtelaine explique alors sa stratégie à Ali.

Depuis la fin de l’année dernière, elle reçoit des petits mots lui disant que le rédacteur des missives sait tout, sans donner de précisions. Afin de démasquer le journaliste, qu’elle suppose être l’auteur des billets, elle a entrepris de le rencontrer, à l’insu de son mari. Une fois qu’elle aurait eu sa confiance, son estime, son amitié, elle lui aurait demandé d’arrêter la parution des articles la concernant. Mais, du jour où elle l’a vu, la première fois, son cœur de femme n’a pas résisté. Pourtant elle savait tout ce qui l’opposait à Ali. A son corps défendant, elle avait le secret espoir qu’une affinité serait née. Hélas ! Elle, la femme mariée, la mère de famille, si pieuse, si rigide avec elle-même et avec les autres, elle s’est laissé embarquer dans une tentative de romance à la Madame Bovary. Elle a honte. Honte d’être rejetée pour ce qu’elle représente et non pour ce qu’elle est réellement. Honte parce que son mariage a fait d’elle une femme mariée, mais malheureuse en amour.

Ali pourra-t-il jamais lui pardonner de s’être montrée amoureuse ?

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Dimanche 16 avril 1933     10 heures 54

Pâques

Cathédrale St Luis

Citadelle-de-Gaule

Certainement l’un des plus anciens édifices de l’île. La toute première église San Luis a été édifiée en 1671 sur des soubassements rocheux à une distance respectable du bord de mer. Elle subit plusieurs sinistres plus ou moins graves au cours des siècles. Les cyclones et les incendies ne l’ont pas épargnée. Le dernier en date, celui de 1891, a eu raison de l’ancienne construction en bois. Dans la même année, le bon Monsieur Paul-Hervé POUIC, un des disciples de F HAILE, l’architecte de la tour éponyme à Spira, a dessiné un nouveau bâtiment avec un style néogothique et romano-byzantin à l’extérieur. Par contre, pour l’intérieur, elle se caractérise par des arcs en plein-cintre. Une coupole octogonale couvre la croisée du transept. Son ossature est entièrement métallique afin de pouvoir résister aux tremblements de terre si fréquents sur la Colonie. Les dix-neuf vitraux retracent l’histoire de la vie religieuse et cinq mettent plus particulièrement en lumière celle de San Luis dans l’abside.

Ali, pas spécialement pratiquant, se doit en tant que militant politique, de rencontrer du monde. Et où en rencontre-t-on plus qu’à la cathédrale le dimanche de Pâques ? Il déambule dans les allées et s’arrête sous le tableau de San Luis datant du XIIIème siècle. Il tombe nez à nez sur Grégoire CIDALISE-MONTAIGNE, un entrepreneur qui avait proféré à son endroit des menaces physiques. L’échange paraît musclé dans l’église :

  • Comme ça, le diable bolchévique est dans la maison du Bon Dieu, Monsieur CŒUR ?
  • En fait, j’ai appris que cet édifice servait de sépulture pour plusieurs Gouverneurs de la Colonie. On ne risque pas de vous y mettre. Le responsable de la décharge ne voudra même pas de votre cadavre.
  • Prenez-garde, Monsieur CŒUR, que ce soit le vôtre qui ne soit pas reconnaissable parce qu’il sera dévoré par les gros poissons. C’est ce qui arrive aux curieux.
  • Je n’ai que faire de vos menaces. Je dénonce tous les parasites, tous les escrocs, tous les patrons sans scrupule pour la vie de leurs collaborateurs. Et vous en premier.
  • Ce n’est tout de même pas moi qui dirigeais cette drague quand le pauvre Balthazar est mort.
  • Vous êtes coupable de négligence. Votre seul souci est de faire du profit sur la tête des malheureux que vous exploitez. Honte à vous !
  • Je vous tuerai, vous m’entendez ?
  • Vous pouvez le crier plus fort dans la maison de votre dieu. Il vous suffira de faire un acte de contrition, et encore ? Et vous serez pardonné. Mais rappelez-vous que dans la tombe, l’œil (de Mosquée) regardait Caïn.
  • Oui, je vous tuerai ! Et je dirai à qui veut l’entendre qu’il faut tuer le journaliste !

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Mardi 23 mai 1933     19 heures 55

St Didier

Restaurant La Coupole, Montparnasse

Spira

C’est sous un petit crachin que Mano De CROQUEAUX d'ÎLES se rend au restaurant pour dîner avec son frère Victor. Ils ont une décision importante à prendre. Plutôt que de se voir chez l’un ou chez l’autre, avec les oreilles indiscrètes des épouses, ils ont convenu de se rencontrer en public. Et où passer le plus inaperçu ? Dans un restaurant. Mano s’y rend. Mais au fait, c’est quel restaurant ? Il sait que c’est à Montparnasse, mais où ? Il a tellement de choses dans la tête. Il hésite entre La Rotonde et La Coupole. Tous les deux sont chics et l’on y voit du beau monde, et surtout de belles douairières en quête d’aventures exotiques. L’un est le repère des littéraires en tous genres, l’autre est la cantine des peintres et de leurs égéries. Les deux restaurants sont quasiment face à face. Ayant l’habitude de dîner aussi bien dans l’un que dans l’autre, Mano opte pour La Coupole. L’intérieur de style Art-déco est aménagé avec goût. Pas d’opulence ou de clinquant. Tout est dans la pureté des matériaux qui brillent par leur seule valeur intrinsèque. Le dôme est une verrière qui laisse le soleil baigner tout l’intérieur de ses reflets d’argent. La nuit, le scintillement des cristaux de Baccarat fait un spectacle féérique.

Mano choisit une table proche de la terrasse ; ainsi, en surveillant de l’autre côté de la rue, il pourra voir si son frère se présente dans l’autre établissement. Pour patienter, il commande un Négrito. Ce rhum industriel est infect ! Comment se fait-il que les restaurateurs de Spira n’aient pas compris que l’on fait du rhum, et du très bon rhum à Madinéra ? Il est industriel, certes, mais il se dit qu’il faudra élargir ses compétences en devenant commercial sur la capitale. Oui, il faudrait convaincre les grandes tables de la capitale de proposer à leur clientèle du « vrai » rhum issu de la distillation de la canne à sucre, et non de la mélasse. Les rhums vieux de Madinéra sont élevés dans des fûts de chêne pendant au moins six ans. Ce qui permet d’obtenir des parfums inimitables. Il se décide à vendre la force de l’alcool, la douceur de la canne, et la richesse des arômes qu’on y trouve. Les saveurs aromatiques du tabac, du cacao, des épices, du girofle et de tant d’autres en font une boisson exceptionnelle, comparable à aucune autre. De plus, si vous l’avez dans une carafe en cristal, les connaisseurs pourront apprécier sa robe d’une couleur cannelle ambrée qui, à elle seule, évoque déjà les îles.

Moins d’un quart d’heure après son arrivée, il voit son frère qui se présente. Il est de plus en plus voûté. Serait-ce à cause du poids des dossiers qu’il doit défendre ? Pourtant, dans la famille De CROQUEAUX d'ÎLES, on a toujours eu une belle taille, même les filles. C’était d’ailleurs un complexe qu’elles ont dû surmonter pour choisir un amoureux qui ne soit pas nain. Il faut avouer que leur mauvais caractère incitait peu de partis à se présenter. Elles aussi, elles avaient la réputation de chicaner pour une borne mal placée ou un locataire retardataire.

Les retrouvailles sont chaleureuses, comme d’habitude. Victor, résidant à Spira, se contente d’un cognac Byrrh plutôt que cette mixture indigeste qu’on appelle rhum, ici. Après les échanges d’amabilités sur la famille, ils en arrivent à l’objet de leur rencontre :

  • Victor, tu as bien lu le dossier que je t’ai fait parvenir ?
  • Mais bien sûr. Pourquoi penses-tu que je ne le lirais pas ?
  • Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. C’est qu’il y a beaucoup de documents en annexes, et je m’imagine que pour un avocat comme toi, cela ne pose pas de problème.
  • Tout à fait. Ce n’est pas tant la démarche qui m’interpelle, c’est surtout les effets collatéraux qu’elle produira.
  • C’est-à-dire ?
  • Reconnaître que l’on a fauté, c’est une chose, et les juges y sont très favorables. Mais souhaiter que son complice soit sanctionné au moins aussi lourdement que soi, c’est autre chose.
  • Ce qui veut dire qu’ORIBET n’ira pas en prison ?
  • Du calme, Mano ! Du calme ! Résumons-nous. Le premier angle est le suivant : ORIBET te payait pour gérer au mieux ses affaires. Il pourra évoquer une prestation de service pour laquelle il te rémunérait mais ne rentrait pas dans les détails des malversations effectuées à son profit.
  • Mais, c’est faux !
  • Du calme, Mano ! On nous entend. Parle moins fort.
  • Tu me dis de me calmer… de me calmer. Tu crois que je peux être calme ?
  • Ecoute-moi. Le deuxième angle est celui-ci : tu déclareras que tu agissais sur ordres. Ta compétence se limitait à des techniques administratives internes ou des jeux d’écritures en conformité avec le but recherché.
  • Ouais, ça me plaît mieux.
  • Mais, là, il faudra le prouver.
  • Le troisième angle est plus risqué. Il s’agira de déclarer que vous étiez dans une logique d’intérêts réciproques. Ce que tu as commencé pour lui devait également l’être pour ta distillerie, etc.
  • C’est jouable.
  • Mais rappelle-toi la petite phrase que tout magistrat sort à un repentant « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. »
  • Ouais, ouais, monsieur le juriste. J’ai déjà entendu ça. Mais tu parlais de dégâts collatéraux ?
  • Oui. Tu nous coupes de la caste des békés. Tu seras le paria. Ils te rendront la vie impossible, même si vous êtes tous les deux en prison. Tu ne pourras pas jouir de tes biens en Madinéra. ORIBET se chargera très certainement de les faire perdre de leur valeur, de les détruire ou de t’empêcher de produire voire même de liquider ta production.
  • C’est un risque que je prends.
  • Bien. En outre, il faut que tu communiques. Tu devras informer les autres usiniers, les administrations, les autres békés influents. Mais ne compte aucun appui sur eux.
  • Et les politiques ?
  • Ils sont « dirigonflistes », tu le sais. Ce sont des opportunistes. Ils vont là où le riz gonfle. En un mot, ORIBET a une puissance financière plus importante que la tienne. Si vous êtes tous les deux en prison, ils soutiendront quand même le Châtelain.
  • Et la presse ?
  • Frileux comme ils sont, les patrons des journaux locaux ne voudront pas perdre les publicités qu’ils ont d’ORIBET et de ses parents.
  • Victor, c’est foutu, alors ?
  • Non, je ne crois pas. Il y a un petit journaliste teigneux au possible. Un certain CŒUR. Il risque de prendre cette affaire à cœur. Ah ! Ah ! Ah ! C’est le cas de dire, Ah ! Ah ! Ah !
  • C’est qui, CŒUR ?, demande Mano.
  • C’est le journaliste, disons plutôt l’homme à tout faire du journal Justesse. Tu connais ?
  • Le journal, oui. Mais je ne lis pas ces torchons-là.
  • Tu as tort, mon cher. C’est très instructif quand on veut savoir ce que le petit peuple pense de nous.
  • Ah bon !
  • Par contre, il y a un proverbe qui dit « Quand on dîne avec le diable, il faut avoir une longue cuiller. »
  • Tu peux traduire ?
  • Volontiers. Il attaquera ORIBET, mais il ne t’épargnera pas. Es-tu prêt à en courir le risque ?
  • Je le suis.
  • Puisqu’il en est ainsi, envoie ta plainte au Garde des sceaux dès demain. N’oublie pas toutes les pièces jointes.
  • Ce sera fait.
  • Un dernier conseil : Attention à CŒUR ! Une fois que tu t’en es servi, tu t’en débarrasses. Couic !

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Mercredi 7 juin 1933     15 heures 18

St Gilbert

Conseil général de Madinéra

Citadelle-de-Gaule

La tension est palpable dans l’hémicycle du Conseil général. Jamais on n’avait vu pareille situation dans l’assemblée. A l’ordre du jour, un point apparemment banal est ainsi libellé : Remboursement des droits de transcription indûment perçus conformément à un arrêt de la Cour d’appel en date du 9 avril 1930.

En l’absence du Président YOTAT, le premier vice-président semble bien embarrassé. Les membres de la minorité jubilent. Les journalistes rédigent des notes. Les photographes prennent des clichés. Le rare public présent s’interroge sur cet incident inhabituel.

Le président de séance a rédigé une motion et exige que l’assemblée statue dessus. Elle est rédigée en ces termes :

« Le Conseil général de la Madinéra, réuni en séance plénière le 7 juin 1933,

_ Vivement ému par certaines décisions d’ordre financier, prises par l’Administration fiscale, et en particulier par le désistement consenti en faveur de particuliers en procès avec la Colonie

_ Considérant qu’il ressort du senatus consulte du 4 juillet 1866, article 1er, paragraphe 5 que le Conseil Général statue sur les actions à intenter ou à soutenir au nom de la Colonie

_ Que ces dispositions habilitent l’assemblée locale à décider souverainement quand il s’agit de la défense des intérêts de la Colonie

_ Qu’il ressort toutefois des ordonnances organiques de 1827 modifiées par celles de 1833 que le Gouverneur est le représentant qualifié de la Colonie dans toutes les instances que cette dernière peut avoir à intenter ou à soutenir

_ Que les pouvoirs que le chef de la Colonie tient de ces ordonnances, l’autorisent par la transaction à suspendre les effets d’une procédure engagée en vertu des pouvoirs souverains de l’assemblée locale

Emet le vœu ;

_ Que les lois et usages en vigueur dans la métropole soient rendus applicables aux actions intentées ou soutenues au nom de la Colonie, premier temps d’une assimilation administrative ultérieure intégrale. »

Le Docteur CEGNOT, élu du canton de Le Lézard, tient le crachoir. Il ne veut pas laisser passer cette affaire. Avec les élus de l’opposition, il demande que soit notifiée la forfaiture du Gouverneur. Finalement le président de séance lui donne la parole :

  • De ma vie d’élu, je n’ai jamais vu ça ! Le Gouverneur est un parjure, un renégat, un voyou qui ne sert que les intérêts de sa classe…
  • … Monsieur CEGNOT, maîtrisez vos propos dans cette assemblée, sinon je vous retire la parole.
  • Monsieur le Président, notre assemblée est souveraine et GISSIBERNE avait l’obligation de poursuivre la procédure judiciaire à l’endroit de cet industriel. Mais je comprends l’affaire. Il faut féliciter les services de l’enregistrement, et spécifiquement de Monsieur Herman LAROCHE, ce valeureux Madinérien qui, après douze ans de bons et loyaux services là-bas, est revenu dans son pays. Il est intègre et consciencieux. Il a dû se battre contre sa propre hiérarchie pour que soit constaté le préjudice fait à la Colonie. La procédure amiable n’ayant pas eu de suite favorable avec le, ou plutôt la propriétaire de l’usine de La Ti’Rhin, l’Administration entreprit la voie judiciaire. Le premier procès en instance est gagné. Mais ORIBET fait appel et gagne. Il était normal que la Colonie se pourvoie en cassation. La somme en jeu n’est pas négligeable, chers collègues. Je vous le rappelle, près de huit millions. C’est le montant que nous avons budgété pour l’électrification de l’île cette année ! La Colonie a soutenu cette instance avec d’autant plus de fermeté que la Direction générale de l’Enregistrement, à Spira, pressentie et consultée, avait déclaré que l’affaire se présentait on ne peut mieux. Mais voilà, viennent les élections sénatoriales, passe LIMERET, le poulain du magnat de La Ti’Rhin, l’obligé notoire de Monsieur ORIBET ; alors se vérifie une fois de plus, une des règles les plus constantes du régime, à savoir que l’Exécutif qui est l’expression administrative de la classe dominante, de la classe capitaliste, fait obligatoirement le jeu de cette classe, dans quelque domaine que ce soit, dans le domaine économique au premier chef. Nous pouvons donc suivre la filière ; ORIBET agit sur LIMERET ; LIMERET agit sur le ministre ou les ministres intéressés, lequel ou lesquels font pression sur le Gouverneur ; le Gouverneur a en main tous les services et, avec tous les services, la majorité de l’Assemblée locale sensible à toutes les grandes et petites faveurs…
  • …Collègue CEGNOT, terminez votre propos, je vous prie, intime le président de séance.
  • J’en arrive là où je veux édifier mes collègues, Monsieur le Président. Donc, voici pourquoi le Gouverneur, pardon, la Colonie, s’est désistée dans le procès en cours. Voici pourquoi les bonnes poires que sont les modestes Madinériens paieront 82 000 Francs pour couvrir certains frais que Monsieur ORIBET, en toute équité, aurait dû payer. Ainsi, vous, les Mamelouks du pouvoir, vous auriez dû voter une motion de blâme au Gouverneur pour son geste.
  • de désistement spontané, fait en dehors de toute attache avec le Conseil ou sa délégation permanente. Je ne pensais pas que vous seriez tombés si bas. Vous avez salué le chapeau de Gessler ! Honte à vous, mes chers collègues ! Honte à vous !
Sur ces mots, chacun se lève et commence à crier ses arguments dans une cacophonie générale. Le Gouverneur s’éclipse discrètement. Le président de séance appelle les forces de l’ordre pour rétablir le calme.

Une séance dont chacun se souviendra.

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